La dernière tentation

(Pieter Pourbus, La Cène (1548), Groeninge Museum, Brugge)

Comme l’a suggéré récemment un collègue néerlandophone, arrêtons-nous quelques instants pour réfléchir plus profondément à ce qui se passe actuellement, avec l’annonce conjointe de Triodos et de la SCTB quant à l’accord que ces deux parties ont trouvé.

L’effet de surprise passé, très naturellement des réactions de vif mécontentement me sont parvenues. Pas énormément, mais elles n’ont pas été contrebalancées par des déclarations positives. À l’instar de Triodos par rapport aux résultats du vote concernant l’entrée sur Euronext, on est dès lors en droit d’affirmer que de très nombreux détenteurs ont manifesté leur déception.

En psychologie comme en bon sens populaire, après la colère vient le temps de l’apaisement… et d’une réflexion plus intense. Car il me semble utile de se demander pourquoi un tel compromis arrive aujourd’hui, et surtout, pourquoi la SCTB en a-t-elle accepté le principe ? Ces questions vont sans doute rester ouvertes à la fin de votre lecture car je n’ai absolument pas les informations nécessaires pour y apporter une réponse franche et définitive. Tout ce que j’ai devant mes yeux, ce sont des actions, des communications, des manières de dire et de faire. Cela m’a toutefois paru suffisant pour entamer le présent commentaire, qui porte bien son nom.

Il me semble que le point de départ du changement de paradigme à la SCTB se trouve dans l’action juridique menée par elle en 2022 à l’encontre de Triodos, devant l’Ondernemingskamer amstellodamoise. Cette chambre de commerce a rejeté la plainte de la Fondation, non sans donner des éléments très intéressants qui m’ont permis de compléter le puzzle des évènements liés aux certificats. Pour en connaître le fil, le lecteur se reportera à la partie « Les questions qui dérangent » du site du Trioforum.

Retenons simplement que cette défaite a été un vrai coup dur pour la Fondation. Mais il semble qu’elle ait également été l’occasion d’un tournant pour elle. En effet, l’attaquante a semble-t-il reçu des informations qu’elle na pas voulu ou sans doute plutôt pas ‘pu’ partager avec d’autres groupes de pression comme le nôtre. On se rappellera en effet que la banque a expressément demandé au tribunal que les éléments fournis à huis clos le restent. Aucune divulgation de documents n’a donc pu être faite et ceux qui sont passés à travers les mailles du filet sont ceux qui ont été validés par la Banque ou qui provenaient des conclusions publiées par le tribunal. On notera également que cette divulgation est et reste notre requête à tout préalable de discussion avec Triodos, mais que la banque refuse toujours de se dévoiler, tout en clamant que nous rejetons ses mains tendues. Le petite image ci-dessus en montre la forme.

À tout le moins, il faut constater, si mes souvenirs sont corrects, que c’est à partir de ce moment que la Fondation a pleinement accepté l’idée que l’ancien système de cotation, même amélioré, n’était plus possible. Dans un mouvement de sympathie, elle a même repris les termes utilisés par Zeist pour justifier cette impossibilité, sans en démontrer son caractère profond, tout comme Triodos. Ce n’est pas un hasard. Sa ligne de conduite a dès lors été la poursuite de « discussions » avec l’institution éthique et durable, affichant sa volonté d’en préserver les atouts et les atours, comme une marraine le ferait avec un personnage de conte de fée. Julius Heuscher a encore du taf… On sait parfaitement que les palabres logorrhéiques avec le management tant de la SAAT que de la Banque mènent à l’impasse si l’intérêt supérieur de cette dernière n’est pas respecté. Hélas, pour ceux qui emprunte ce chemin pavé de bonnes mais naïves intentions, l’aveuglement est le prix à payer pour peu que l’on refuse de reconnaître les mauvais choix opérés. Considérons que c’est normal.

S’enfoncer tête baissée dans des pourparlers avec un interlocuteur qui s’est avéré faire de nombreux et répétés choix catastrophiques et manichéens pour les actionnaires m’a toujours paru bizarre, sinon déplacé. Mes lecteurs le savent, une de mes revendications est l’exclusion de ces gens qui nous ont pris pour des billes. Entamer un travail réellement constructif avec ceux-là même qui nous ont bernés est dénué de sens, sachant que ces mêmes personnes n’ont aucune intention ni d’avancer dans un sens viable pour les détenteurs, ni dans une réelle réparation à leur égard. Et puis surtout, quels résultats pouvez-vous espérer de gens qui sont foncièrement mauvais gestionnaires et amateurs dans leur job ? Êtes-vous tant atteint du syndrome de Stockholm que cette simple évidence doive être éludée ?

On pourra ici me taxer d’un opportunisme d’après-coup, mais il n’en est rien. Avant le vote concernant l’adoption d’Euronext, j’ai enjoint (par écrit) la Fondation de voter contre, arguments à l’appui. Il m’a été poliment répondu que ce serait oui à la cotation européenne. Je ne savais pas à ce moment que le ver avait déjà mangé le fruit et que ce vote faisait partie intégrante (même si tacite) du deal à venir. De même, et de manière plus générale, d’aucun pourront s’étonner de mon propos à l’heure même où un accord a été trouvé. J’ai publié ailleurs sur ce site pourquoi je pense que ce n’est pas un accord, mais une duperie. Et que le dupe, en l’occurrence, c’est cette Fondation qui clame sa satisfaction. Encore une fois, c’est normal. Il me semble donc intéressant de tenter de comprendre la mécanique mentale qui fait passer une association de contestataires organisés à un groupement de trompeurs trompés.

L’image qui me vient en tête, calvinisme de bon aloi oblige, est celle de Judas. Rien que ça ! Mais pas celui dépeint avec force et autorité par les contempteurs christiques, c’est-à-dire un traître bon à se pendre, mais celui de la version de Níkos Kazantzákis, auteur de « La dernière tentation », et adaptée au cinéma par Martin Scorsese sous l’appellation « La Dernière Tentation du Christ ». Les deux ont été polémiques à souhait, ces œuvres délivrant pourtant un message plus subtil qu’il n’y parait. Judas y est en effet présenté comme un véritable ami de Jésus. L’apôtre aujourd’hui honni comprend la portée de se qui s’accomplit sous ses yeux et accepte volontairement de porter le rôle de traître pour que puisse advenir le Christ rédempteur. En clair, il immole son intégrité morale pour la gloire de Dieu, dans la même démarche, finalement, que celle qui sera suivie par le Fils de l’Homme (et de la Femme, quand même). Évidemment, c’est le genre d’idée qui dérange et la fout mal. Mais quoi qu’on puisse en penser, elle a le mérite d’exister et de présenter un point de vue qui, dans notre cas présent, n’est pas idiot.

En effet, il me semble tout à fait probable que face à l’impossibilité d’avancer, la Fondation n’aie pas trouvé d’autre moyen que de s’accoquiner avec la partie adverse afin de faire bouger les lignes au profit de tous les actionnaires. Bref, il s’agirait d’un sacrifice volontaire opéré en toute logique avec la ligne de conduite initiale du projet associatif : dégager un accord pour l’ensemble des détenteurs, y compris ceux qui ne font pas partie du groupe. Le lecteur attentif remarquera donc que dans mon article « Un 10 janvier, et des poussières… », je n’ai pas utilisé l’expression « urbi et orbi » pour des prunes. Soyons clair : cet objet social universel est parfaitement respectable. Il faut seulement être conscient que c’est un postulat de base qui trace la ligne de démarcation avec le Trioforum et Triodos Tragédie, par exemple.

En soi, ce n’est donc pas un problème. Il faut juste bien se rendre compte qu’en cas de réussite de la mise en place d’un accord, la trajet emprunté jusque-là sera analysé, disséqué et très vraisemblablement fortement perçu comme peu reluisant. Et force est de constater aujourd’hui que pour arriver à son but, la Fondation n’a pas montré un cœur aussi vaillant, téméraire et courageux qu’on aurait pu le souhaiter. On est loin de Cyrano de Bergerac. Les compromissions ont été certaines et les défauts d’amitié également. D’aucun les qualifieront de lâcheté perverse, ce que je me garderai de faire, cachant cette colère que je ne saurais voir (les théâtreux apprécieront).

Quoi qu’il en soit, en agissant de la sorte, c’est-à-dire en discutant de concert avec l’ennemi dans des caves à l’abri des regards, et en dévoilant d’un coup à l’air libre le résultat de ses circonvolutions mentales, la SCTB n’a pu que heurter la sensibilité des bonnes gens qui voient ainsi apparaître au grand jour le résultat de manœuvres instillées en secret. De son côté, elle pensera avoir agi le plus correctement du monde, avec un esprit constructif, pour le bien de tous, comme une certaine banque qui radote de même depuis un lustre. Et elle ne comprendra peut-être même pas qu’on puisse se sentir trahi, n’ayant voulu faire que le bien autour d’elle. Cet enfer pavé de bonnes intentions et ses conséquences sont souvent le lot de ceux qui doivent décider sans qu’on leur ai rien demandé. Les gens sont ingrats, allez…

Peut-être la Fondation devrait-elle se pencher avec recul sur le résultat obtenu ? Car celui-ci n’appelle qu’un seul commentaire : vous vous êtes fait avoir ! Et en plus, avec vos 10 €, vous faites passer les détenteurs pour quoi ? Et là, en tête de gondole, l’image d’un Judas qui prend sa paie et s’en va vers son Maître apparaît dans la lumière. Certes, celle-ci déforme sans doute les vrais traits du visage de l’Iscariote, comme je l’ai dit ci-avant, mais c’est justement la responsabilité et le fardeau dont s’est chargé cet homme de peine(s), c’est-à-dire non seulement celle(s) qu’il s’inflige dans un élan de sainteté peut-être espérée, et celle(s) qu’elle nous oblige à éprouver à son égard.

Que mes contradicteurs se rassurent : je n’ai ici nul besoin de frapper un malade pour cacher mes propres faiblesses. Je l’ai écrit : cette convention SCTB – Triodos (ou l’inverse) convient très bien au Trioforum, et j’espère qu’elle aura beaucoup de succès. Car plus elle en aura, plus cela laissera de champ libre pour nos actions. À dire vrai, la chose est presque inespérée. Ne boudons pas notre chance.

Mais nous pouvons par contre prendre quelque distance avec une institution qui a fait ses choix et a rendu de facto tout rapprochement impossible. La voie choisie par la SCTB trace un chemin qui n’est que celui dessiné par Triodos. Ce n’est pas le nôtre car il va dans une direction où les idéaux d’hier s’oublient dans des circonvolutions oratoires autant mercantiles que spéculatives. Je ne doute pas que le conseil d’administration de la Fondation d’Eindhoven soit satisfait de l’accomplissement de ses efforts. Il ne peut d’ailleurs faire autrement que de le montrer, le dire et l’écrire. À ce niveau, je vous invite à lire sa prose et vous constaterez que l’élève a déjà pris les codes d’écriture de son diable de patron. Mais le cornu, ici, n’est sans doute pas celui qu’on croit.

Pour ma part et celle du Trioforum, après ce petit intermède comico-tragique, nous allons continuer d’avancer. En réalité, nous ne nous sommes pas arrêtés. Et nos rangs continuent de se gonfler, grâce au zèle de certains chefs d’outre-Moerdijk et, je l’admets, grâce à une forme de courage de mauvais aloi dont ils ont choisi de se parer.

C’est symptomatique, c’est dommage, mais c’est comme ça. Tout le monde ne peut pas vivre debout.

Bernard Poncé, animateur du Trioforum, 12/01/2025